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Introduction

En 2011, les Centres Jeunesse (CJ) du Québec ont hébergé 2754 jeunes dans leurs unités de réadaptation (ACJQ, 2011). Affectés par un lourd passé, les comportements perturbateurs et agressifs de ces jeunes rendent impossible le placement en famille d’accueil. Ils ont donc été orientés vers les centres de réadaptation qui disposent des ressources nécessaires pour gérer leurs comportements problématiques. Malgré cet encadrement, plusieurs jeunes en CJ persistent à manifester des comportements violents. Ces gestes affectent particulièrement les acteurs de première ligne de la réadaptation, soit les éducateurs. Benoît Ladouceur, conseiller en ressources humaines pour l’Association des Centres Jeunesse du Québec (ACJQ), a commenté ce phénomène lors d’une entrevue médiatique en 2010 (Société Radio-Canada, 2010). Celui-ci a rapporté que 16 % des réclamations annuelles effectuées par leurs travailleurs à la Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST) étaient liées à des actes violents. En précisant que ce chiffre ne représente que la « pointe de l’iceberg », l’ACJQ confirme que la violence est une problématique importante dans les centres de réadaptation. Pourtant, ce sujet est peu documenté. À notre connaissance, peu de recherches ont évalué la prévalence de la violence dirigée contre les intervenants en internat et encore moins ont identifié des facteurs explicatifs de ce phénomène.

La littérature met en évidence que le travail en relation d’aide peut être très enrichissant sur le plan individuel. Il n’en reste pas moins que d’offrir et maintenir des services de qualité constitue un défi en soi pour l’intervenant (Farber & Heifetz, 1981, 1982 ; Maslach, 1982 ; Savicki & Cooley, 1987). En effet, les intervenants font régulièrement face aux réactions agressives de leurs clients (MacDonald & Sirotich, 2005 ; Koritsas et al., 2010) qui ne sont pas sans répercussion. Elles peuvent notamment affecter de manière négative le rendement au travail et par conséquent, la qualité des services offerts (McCann & Pearlman, 1990 ; Figley, 1995 ; Kassam-Adams, 1995 ; Neumann & Gamble, 1995 ; Schauben & Frazier, 1995). Les éducateurs en CJ travaillent auprès d’une clientèle qui présente des risques élevés. La violence dans les CJ se doit donc d’être examinée de plus près, en raison notamment de sa fréquence, mais aussi en raison de l’absence de connaissances sur ce phénomène. Une meilleure connaissance de la violence physique dans ces milieux et de ses déterminants pourrait ainsi venir en aide aux intervenants.

Le contexte de travail des éducateurs en internat se distingue par le « vécu partagé ». Effectivement, les éducateurs sont en contact constant avec leurs clients. Du lever au coucher, ils partagent leur quotidien. Les unités de réadaptation sont également aménagées de façon à offrir un milieu normalisant pour le jeune tout en assurant sa sécurité. Le contexte de travail doit alors être pris en compte puisqu’il varie passablement (encadrement, mandat) et que l’éventail de la clientèle est large (petite enfance à adolescence, filles et garçons). On peut donc penser que les risques ne sont pas les mêmes pour chaque éducateur et que le cadre d’intervention vient moduler l’occurrence de la violence. Afin d’identifier les facteurs de risques potentiels, il est nécessaire de se tourner vers la littérature sur la violence institutionnelle.

La violence institutionnelle

L’exposition aux comportements violents diffère en fonction du milieu de travail de l’aidant, ce qui nuit passablement aux comparaisons. La recherche sur la violence institutionnelle démontre que les travailleurs en internat sont plus à risque d’être la cible d’agressions physiques et verbales que ceux qui oeuvrent dans le milieu naturel de leur clientèle (Harris & Leather, 2011). Par contre, il est difficile de quantifier de façon précise l’ampleur réelle de la violence institutionnelle (Cooke et al., 2008). Les incidents ne sont pas tous rapportés et se produisent bien souvent à l’insu des autorités. Malgré l’existence d’un « chiffre noir », les études sur les milieux institutionnels ont quand même permis de déceler des facteurs qui prédisent l’occurrence des événements violents.

Traditionnellement, la recherche sur la violence institutionnelle se concentrait uniquement sur les facteurs individuels pour prédire la violence (Johnstone & Cooke, 2008). Par exemple, des études dans des instituts psychiatriques et des milieux carcéraux indiquent que le personnel possédant peu d’expérience est plus à risque d’être agressé (Davies & Burgess, 1988 ; Kratcoski, 1988 ; Walters, 1998) et que les intervenants masculins sont plus susceptibles d’être victimes de violence physique (Whittington & Wykes, 1994 ; Hamadeh et al., 2003). Dans ces travaux, on considère que le cadre d’intervention est une constante, peu importe les caractéristiques de la clientèle ou encore les mandats derrière le placement en internat. Ainsi, les effets attribuables au contexte sont peu documentés, invalidant par le fait même les comparaisons entre les différents sites.

Récemment, on constate un intérêt nouveau pour les facteurs situationnels afin de comprendre, prédire et prévenir la violence institutionnelle (Johnstone & Cooke, 2008). Les recherches menées dans les instituts psychiatriques démontrent que le niveau de sécurité et les caractéristiques de la clientèle influencent la prévalence des comportements agressifs (Gadon et al., 2006). Bien qu’intéressantes, ces études sont rares et demeurent exploratoires.

Les impacts de la violence

Certains effets de la violence institutionnelle sont facilement discernables : employés blessés physiquement, intervenants perturbés psychologiquement, dégradation des installations, traitements thérapeutiques interrompus, durcissement des conditions d’hébergement, augmentation des coûts et diminution de la crédibilité de l’institution (Porporino, 1986 ; Cooke, 1992). Taylor, Beckett et McKeigue (2008) soulignent que l’agressivité des clients augmente le niveau d’anxiété vécu par les intervenants, augmentant ainsi leur taux d’absentéisme. Ces absences provoquent une instabilité du personnel, celle-ci étant reconnue comme une cause de la hausse des agressions commises à l’endroit des intervenants (Arnetz & Arnetz, 2001). Les conséquences de la violence institutionnelle ont donc un impact autant sur l’intervenant que sur l’institution.

Les Centres Jeunesse du Québec n’échappent pas à cette réalité. Similaires aux résultats de l’étude de Harris et Leather (2011), les entrevues menées par Beaulieu et Tardif (2010) auprès de onze éducateurs du CJ Montréal révèlent les impacts de la victimisation de ces intervenants. La peur, l’anxiété et le sentiment de vulnérabilité engendrés par le climat de violence présent dans les centres de réadaptation augmentent les symptômes liés au stress des éducateurs. Toutefois, plusieurs intervenants minimisent les répercussions de cette violence, car ils prétendent que cette dynamique fait partie intégrante de leur travail (MacDonald & Sirotich, 2001). Pourtant, une étude sur des travailleurs du secteur adulte de la santé mentale de l’État de Géorgie aux États-Unis démontre que près d’un éducateur sur trois a craint pour sa vie au moins une fois dans sa carrière (Arthur et al., 2003). Malgré l’existence de nombreuses recherches traitant de la victimisation des intervenants, peu d’études se sont attardées à cette problématique dans les centres de réadaptation pour jeunes en difficulté.

La présente étude

Cet article propose donc de combler certaines lacunes de la littérature concernant la violence physique subie par les intervenants en relation d’aide. L’exposition à la violence physique, qu’elle soit directe ou indirecte, est susceptible d’affecter non seulement le rendement professionnel, mais aussi le fonctionnement au quotidien de l’institution. Par la nature de leurs fonctions cliniques, mais aussi en raison des caractéristiques de la clientèle, certains types d’intervenants sont exposés à de nombreux actes violents ; c’est le cas des éducateurs qui travaillent en internat dans les Centres Jeunesse (Beaulieu & Tardif, 2010). Or, la littérature nous renseigne peu sur l’incidence, les facteurs de risques et les répercussions de la violence dans un tel contexte. À partir d’un sondage réalisé auprès de 586 éducateurs en internat à travers le Québec, l’objectif principal de cet article est d’examiner les facteurs de risques qui permettent de prédire la violence physique à l’égard des intervenants. Plus précisément, nous voulons déterminer l’influence qu’exercent les caractéristiques des éducateurs, de la clientèle et du type d’encadrement sur les probabilités que ceux-ci soient victimes de violence physique. L’objectif secondaire de cette étude consiste à identifier les impacts de la violence, et ce, tant sur le plan individuel qu’institutionnel.

Méthodologie

La protection de la sécurité des jeunes et de la société représente la mission principale des Centres Jeunesse du Québec. Nombreuses sont les actions déployées pour y arriver. Dans certains cas, lorsque la sécurité et le développement de l’enfant/adolescent sont compromis, le placement en institution de réadaptation peut être recommandé. Il s’agit bien évidemment d’une mesure de dernier recours, utilisée dans les situations où les problèmes d’inadaptation chez l’enfant ont retardé grandement son développement ou lorsque ses comportements représentent un danger pour lui-même ou pour la société (i. e. agressivité, fugue, consommation, délits, etc.). Environ 10 % des enfants qui font l’objet d’un suivi par les CJ sont hébergés en centre de réadaptation (ACJQ, 2011). Une fois placé, ce sont les comportements du jeune qui vont déterminer le niveau d’encadrement. Lorsqu’il est placé pour sa propre sécurité et son bon développement sous la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), trois structures s’offrent à lui : unité ouverte[2], unité sécuritaire[3] et unité à traitement individualisé. Lorsqu’il doit purger une peine de détention en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA), le jeune contrevenant sera dirigé vers une unité de mise sous garde ouverte ou fermée. Dans ce contexte, nous nous intéressons à la victimisation des intervenants qui oeuvrent dans ces milieux.

Instruments de mesure

Dans un premier temps, un questionnaire de victimisation comportant 29 questions fermées a été construit. Pour ce faire, nous avons premièrement fait appel à un groupe de discussion comprenant 10 éducateurs du Centre Jeunesse de la Montérégie afin de sélectionner les items les plus pertinents à aborder dans le sondage. Les éducateurs qui ont pris part au groupe de discussion ont répondu à un appel lancé par la Centrale syndicale représentant les éducateurs du Centre Jeunesse de la Montérégie. L’invitation adressée à tous les membres mentionnait l’objectif de la rencontre, soit une discussion ouverte sur la violence vécue en réadaptation afin de créer un sondage sur ce phénomène. Le contenu des échanges a ainsi révélé les dimensions importantes guidant la sélection des items parmi trois instruments de mesure reconnus pour leur consistance interne et leur validité : l’Exposure to Workplace Aggression Questionnaire (Merecz et al., 2009 ; alpha de cronbach = 0,89), la version française de l’Impact Event Scale Revised (Weiss & Marmar, 1997 ; alpha de cronbach = 0,71-0,76) et le Perception of Prevalence of Aggression Scale (Oud, 2001 ; alpha de cronbach = 0,86). Un prétest fut alors réalisé auprès de 50 éducateurs en Montérégie. Cette démarche a permis de finaliser le questionnaire utilisé dans cette recherche.

Dans un deuxième temps, afin de mieux comprendre la dynamique de la violence dans les Centres Jeunesse du Québec et d’approfondir les résultats émanant des analyses quantitatives, des entrevues semi-dirigées ont été réalisées auprès de 16 éducateurs (fiche signalétique en annexe 1). Ceux-ci devaient avoir agi comme éducateur en internat dans la dernière année et devaient cumuler un minimum de trois ans d’ancienneté. Les quatre premiers intervenants furent sélectionnés au hasard parmi les participants du groupe rencontré pour discuter de la violence vécue en réadaptation. Par la suite, un échantillonnage de type « boule de neige » fut utilisé. Un effort a été consenti afin que la sélection des éducateurs représente la diversité des milieux de réadaptation (i. e. sexe et âge de la clientèle, type d’encadrement, sexe et âge de l’intervenant). Les éducateurs qui ont participé aux entretiens individuels l’ont fait sur une base volontaire et ont été assurés de la confidentialité de leur propos. Chacune des entrevues a duré environ une heure. Une grille d’entrevue fut élaborée afin d’harmoniser la collecte de données et structurer l’entretien en trois temps : le parcours professionnel de l’intervenant, la victimisation de celui-ci, incluant une description factuelle d’un événement et de ses conséquences, et finalement son point de vue sur les facteurs qui mènent à la victimisation des éducateurs. Cette phase de l’étude s’est déroulée uniquement dans le Centre Jeunesse de la Montérégie.

Collecte de données

Le questionnaire de victimisation a été rempli par 726 éducateurs oeuvrant en internat dans un des dix CJ[4] qui ont accepté cette passation. Ce sont les délégués syndicaux[5] des différents CJ qui ont distribué le questionnaire aux intervenants. L’éducateur répondait sur une base volontaire au sondage anonyme et confidentiel qui couvrait les douze derniers mois travaillés en internat. La passation s’est déroulée entre le dernier trimestre de 2009 et le premier de 2010. Les entrevues semi-dirigées ont été réalisées à la suite de la passation du questionnaire, soit dans le deuxième trimestre de 2010.

Échelles de mesure

Bien que le contexte institutionnel expose les éducateurs à plusieurs types de violence, cette étude s’intéresse à la victimisation physique directe. La variable victime deviolence physique directe englobe donc tous les gestes dont la cible est un éducateur (crachat, morsure, coup de poing, tirer les cheveux, etc.). Puisque nous cherchons à comprendre ce qui fait qu’un éducateur devient la cible directe des comportements violents d’un enfant, les blessures ou les impacts occasionnés par un acte non intentionnel ne seront pas considérés dans cet article (atteint par un objet lancé au hasard, claquage de porte, coups dans les murs). L’éducateur doit s’être senti visé par le geste du jeune pour affirmer qu’il a été victime de violence directe. Cette mesure est donc tributaire de la perception de l’éducateur.

Sept intervenants[6] rencontrés lors des entrevues ont soulevé le fait d’être affectés par l’exposition à la violence comme facteur prédisposant à la victimisation. Afin de capter cette influence, nous avons créé une échelle regroupant l’épuisement physique, l’épuisement psychologique et la diminution de motivation. Les symptômes de chaque item étaient bien définis dans le questionnaire qui demandait à l’éducateur s’il avait vécu un de ces états à cause de l’exposition à la violence au moins une fois durant la période fenêtre. Ainsi, la variable « affectée par l’exposition » (KR20 = 0,764) varie de 0 à 3. Un éducateur cotant 0 n’a jamais ressenti un de ces affects tandis que celui qui obtient un score de 3 a vécu un épisode de chaque affect durant l’année fenêtre.

Lors de nos entrevues, 11 intervenants[7] sur 16 nous ont fait part de l’importance de « mettre ses limites » lors de l’intervention. Selon eux, un éducateur qui ne sanctionne pas l’agression verbale s’expose davantage aux risques de devenir la cible d’agression physique. Il est donc possible que la victimisation psychologique soit liée à la victimisation physique. Nous avons examiné cette hypothèse dans nos modélisations. La violence psychologique vécue par les éducateurs se manifeste autant par des comportements portant atteinte à l’intégrité physique (menaces, intimidation verbale, intimidation par des gestes ou des positions physiques, etc.) que par des propos minant l’estime de soi (insultes, dénigrements). Le sondage comportait ainsi des questions associées à ces deux types d’agression psychologique. Les répondants estimaient la fréquence moyenne par semaine de ces victimisations durant la dernière année. Les deux catégories furent par la suite scindées[8].

Description de l’échantillon

Des 726 éducateurs initialement contactés, nous avons dû exclure 140 répondants (19,3 %). Les raisons qui nous ont incités à prendre cette décision sont le grand nombre de données manquantes (n = 9) et une période de travail inférieure à 12 mois. Le temps d’exposition n’étant pas le même, les éducateurs qui avaient moins d’un an ancienneté au moment de la passation ont dû être exclus. En somme, les analyses portent sur un échantillon de 586 éducateurs. Les éducateurs en arrêt de travail ou qui ont tout simplement quitté à la suite à d’une victimisation violente ne sont pas représentés dans cette étude.

Notre échantillon comporte une plus grande proportion de femmes que d’hommes. Comme l’illustre le tableau 1, seulement 37,3 % de nos répondants font partie de la gent masculine. Bien que le ratio s’approche d’un homme pour deux femmes, ce rapport ne se retrouve pas systématiquement dans chaque unité. Les entrevues réalisées témoignent davantage d’une pénurie d’hommes dans le rôle d’éducateur en internat. L’ensemble des éducateurs rencontrés (16) révèle qu’il y a environ un homme par équipe de six éducateurs. Seulement quelques unités regroupent autant d’hommes que de femmes.

En moyenne, les répondants du sondage ont 10,6 années d’expérience (écart-type = 8,3) comme éducateur pour les CJ. Les intervenants les moins expérimentés de l’échantillon disposent d’au moins un an d’ancienneté, correspondant ainsi à la période fenêtre du questionnaire. Ainsi, 10 % cumulent entre une et deux années d’expérience tandis qu’à l’autre extrême, 10 % ont travaillé plus de 24 années comme éducateurs (maximum = 38,0).

Comme il est stipulé dans la littérature, il n’y a pas que les caractéristiques des éducateurs qui sont en cause. Il est possible que le type de clientèle et le niveau d’encadrement influencent les risques d’une victimisation physique directe. L’âge et le sexe de la clientèle sont donc pris en compte à différents niveaux dans cette étude. Certains types d’encadrement sont spécifiques à certains groupes d’âge, tout comme la mixité des sexes se retrouve uniquement à l’enfance. Le tableau 2 synthétise les différences quant au sexe de la clientèle, au type d’encadrement et au régime judiciaire des unités en fonction principalement de l’âge du jeune.

Tableau 1

Descriptif des variables à l’étude

Descriptif des variables à l’étude

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Tableau 2

Type de clientèle et d’encadrement en fonction du groupe d’âge

Type de clientèle et d’encadrement en fonction du groupe d’âge

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La majorité des CJ sondés distingue trois groupes d’âge (tableau 1). De ce fait, 10,1 % de nos répondants oeuvrent à l’enfance (6-12 ans), 5,0 % à la préadolescence (9-13 ans) et 75,9 % à l’adolescence. Seulement 9,0 % des éducateurs travaillent auprès de différents groupes d’âge, alternant les unités d’un quart de travail à l’autre. Lorsque nous effectuons cette répartition en fonction du sexe de la clientèle, tous âges confondus, nous observons que 63,4 % travaillent auprès des garçons, 21,0 % des filles, 6,6 % dans les unités mixtes (seulement à l’enfance) et 9,0 % dans ces différents groupes.

Comme il a été mentionné précédemment, les niveaux d’encadrement varient selon les groupes d’âge. Les comportements et le fonctionnement du jeune modulent l’intensité de l’encadrement qu’il recevra. Un jeune qui présente un danger pour sa propre personne ou qui met les autres en danger se retrouvera dans une unité au cadre plus ferme dans lequel ses libertés seront davantage contraintes. La majorité de la clientèle des CJ est dirigée vers les unités dites « ouvertes ». Bien que régies en tout temps par une programmation psychoéducative, ces unités se caractérisent par la souplesse du cadre, les permissions de sortie (personnelle, école, travail, etc.) et l’absence de portes barrées. De nos répondants, 69,7 % oeuvrent dans ces unités. Lorsqu’un jeune fugue à répétition, agresse régulièrement son entourage ou adopte tout autre comportement nécessitant un encadrement plus serré, il sera orienté pour une période de temps fixe (i. e. le temps que ses comportements dangereux s’estompent) vers les unités dites « sécuritaires ». Aux fins de cette étude, les unités de mise sous garde des jeunes contrevenants (LSJPA) furent considérées comme des unités sécuritaires puisque le niveau d’encadrement et les restrictions des libertés de ses usagers sont similaires. C’est 18,8 % de notre échantillon qui travaille dans ces milieux où les portes sont barrées (incluant celle de la chambre du jeune), les sorties presque inexistantes (les jeunes sont scolarisés dans le même édifice que l’unité) et où les dérogations à la programmation psychoéducative sont très rares. Quand un jeune fonctionne difficilement en groupe et possède un diagnostic de trouble de santé mentale (trouble envahissant du développement, trouble de l’attachement, etc.), celui-ci pourra bénéficier de l’encadrement des unités à traitement individualisé (UTI). Dans ces milieux, le ratio d’éducateur par jeune s’avère de 1 pour 2 contrairement aux unités ouvertes dont le ratio est environ de 1 pour 6 et en sécuritaire 1 pour 4. Seulement 6,4 % des éducateurs sondés travaillent dans les UTI. Finalement, 5,2 % de nos répondants oeuvrent dans tous les niveaux d’encadrement.

Lorsqu’un jeune est placé sous la Loi de la protection de la jeunesse (LPJ), l’hébergement vise principalement la protection de celui-ci. Lorsqu’il est reconnu coupable d’un délit et répond aux critères de mise sous garde[10], le placement du jeune contrevenant sous la Loi du système de justice pénale pour adolescents (LSJPA) vise principalement la protection de la société. Or, dans les deux cas, le mandat des éducateurs demeure la réadaptation du jeune mésadapté. Ainsi, 84,5 % de nos répondants travaillent dans les unités LPJ, 6,9 % dans les unités LSJPA et 8,6 % oeuvrent sous les deux lois.

Stratégie d’analyse

Afin de comprendre davantage le phénomène de la victimisation des éducateurs en internat, nous avons procédé à des analyses quantitatives. Pour répondre à notre premier objectif, soit l’identification des facteurs de prédiction de la victimisation, nous avons développé dans un premier temps trois modèles de régression logistique. Le premier considère uniquement les caractéristiques des éducateurs comme facteurs de prédiction. En isolant ces variables, nous pourrons vérifier dans certains cas si l’éducateur contribue à sa victimisation. Le deuxième modèle ajoute l’âge de la clientèle aux caractéristiques des éducateurs, ce qui permet de contrôler les facteurs individuels de prédiction. Enfin, le troisième modèle incorpore aux variables du premier modèle le sexe de la clientèle, le type d’encadrement de l’unité et le régime de loi qui justifie le placement, ce qui permet de mesurer l’effet de l’encadrement et des caractéristiques de la clientèle. Il est à noter que ce dernier modèle ne s’applique uniquement qu’à la clientèle adolescente, d’autant plus que la majorité des éducateurs de notre échantillon travaillent auprès de ce groupe d’âge. La division entre les modèles 2 et 3 tient compte de la diversité des types d’unité telle que décrite précédemment. Dans un deuxième temps, afin de répondre à notre deuxième objectif, des analyses bivariées ont été effectuées pour identifier les impacts de cette violence.

Afin de respecter les postulats d’utilisation de la régression logistique, les variables dichotomiques apparaissant aux modèles 2 et 3 s’avèrent le résultat d’une transformation des variables nominales à plusieurs catégories initiales. Puisque l’adolescence représente la catégorie regroupant le plus grand nombre d’intervenants, elle est devenue la catégorie de comparaison pour l’âge de la clientèle. Il en va de même pour le groupe garçons quant au sexe, pour le groupe ouvert quant au type d’encadrement et pour le groupe LPJ quant au régime judiciaire.

L’interprétation des résultats quantitatifs est alimentée par les entrevues semi-dirigées. Les données issues des analyses qualitatives permettent en effet de mieux nuancer les données issues des analyses quantitatives. Ainsi, nous naviguerons entre les résultats des analyses qui sont tirées des questionnaires et puis les dires des 16 sujets interviewés.

Limites de l’étude

Lors de leur étude sur cette problématique, Beaulieu et Tardif (2010) se sont butés à des résistances de la part des intervenants. Ces derniers étaient réticents à parler ouvertement de la violence qu’ils vivent dans leur milieu de travail. Afin de contrer cette limite, le sondage de victimisation, tel qu’il est utilisé, nous est apparu comme la meilleure méthode pour comprendre le phénomène de la violence institutionnelle. Il est pourtant possible que la passation du questionnaire par un membre du syndicat et la nature même du sondage aient pu influencer la prévalence rapportée.

Résultats

L’un des objectifs intrinsèques à cette étude est d’établir la prévalence de la violence physique directe. Des 586 éducateurs sondés, 53,9 % affirment avoir été victimes au moins une fois d’une agression physique directe par un usager durant la période fenêtre (tableau 1). De ces victimes, environ 60 % ont été agressées qu’une seule fois tandis que 10 % furent la cible d’actes violents plus de cinq fois. Cette proportion est bien au-delà des 16 % rapportés à la CSST. Quant à la moyenne de l’échelle « affectée par l’exposition », elle s’avère de 2,1 (écart-type = 1,1). En fait, plus de 70 % des répondants obtiennent un score de 1 ou plus. C’est donc dire que la majorité des éducateurs en internat rapporte être affectée par l’exposition à la violence au moins une fois par année. De plus, les éducateurs sont en moyenne[11] victimes de 6,1 agressions psychologiques par semaine. Seulement 5,4 % de nos répondants affirment ne pas avoir subi ce type de violence de façon hebdomadaire durant la période fenêtre.

Le modèle 1 du tableau 3 examine le rôle que jouent les caractéristiques des éducateurs dans leur victimisation physique. Ce premier modèle de régression logistique indique que 19 % de la variation des actes de violence physique dirigés contre les éducateurs s’expliquent par le fait qu’ils sont affectés par la violence (Odds Ratio = 1,378 ; p ≤ 0,01) ainsi que par le nombre d’incidents de violence psychologique subis (Odds Ratio = 2,098 ; p ≤ 0,01). Ces caractéristiques des intervenants ont donc un pouvoir explicatif intéressant. Par ailleurs, les résultats indiquent que le sexe et l’ancienneté des éducateurs ne contribuent pas à prédire les actes de victimisation. Ce résultat s’accorde avec l’étude de Tragno et al. (2007), montrant que le sexe n’est pas un facteur discriminant quant à l’exposition à la violence dans les milieux de travail de salariés professionnels.

Comme attendu, il existe une relation positive entre l’échelle affective et la victimisation physique ainsi qu’entre la violence psychologique et la victimisation physique. Les éducateurs qui affichent un score plus élevé à l’échelle affective sont plus à risque face à la violence physique. Plus les actes de violence psychologique rapportés sont fréquents, plus grande est la probabilité qu’un éducateur soit victime de violence physique. Il importe de préciser que ces deux relations se maintiennent dans les modélisations subséquentes. Toutefois, les analyses quantitatives ne nous permettent pas de déterminer la chaîne causale derrière cette relation. Par exemple, on ne peut pas avancer que la violence psychologique cause la victimisation physique ou, à l’inverse, que la victimisation physique incite à la violence psychologique. Par contre, les entretiens réalisés auprès des éducateurs apportent des pistes interprétatives intéressantes qui dépassent les analyses statistiques présentées.

Tableau 3

Les probabilités d’être victime de violence physique directe en fonction des caractéristiques des éducateurs et des unités (âge, sexe, type d’encadrement)

Les probabilités d’être victime de violence physique directe en fonction des caractéristiques des éducateurs et des unités (âge, sexe, type d’encadrement)

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À propos de l’échelle affective, 6 éducateurs[12] sur 16 rapportent que les jeunes possèdent, à différents degrés, une conscience de l’état affectif de l’autre. L’éducateur 6 précise :

Ces jeunes sont comme des antennes qui captent nos émotions. Ils perçoivent nos vulnérabilités et ressentent notre anxiété. Le problème, c’est qu’ils comptent sur nous pour apaiser leur propre anxiété. Si le contexte de travail nous rend stressés, le jeune sentira notre stress. Il deviendra alors fébrile et aura du mal à contenir son agressivité.

Autrement dit, un éducateur qui se montre plus affecté par les démonstrations agressives engendre encore plus d’anxiété chez son client. Chez les enfants, des études ont montré que les troubles d’anxiété s’associent aux comportements agressifs (Washburn etal., 2007). Il est également démontré qu’il existe une comorbidité entre les troubles d’anxiété et les comportements perturbateurs (Dodge et al., 1997 ; Vitaro et al., 2002). D’autres études suggèrent que les actes agressifs sont fréquemment une manifestation de l’anxiété vécue par les enfants composant avec des troubles de comportement (Angold & Castello, 1993 ; Fortin & Favre, 1999). Ceci pourrait expliquer d’une certaine manière pourquoi un intervenant affecté par l’exposition à la violence devient encore plus à risque d’être la cible des agressions de sa clientèle (Duxbury & Whittington, 2005).

Les entrevues permettent également de mieux comprendre la relation entre la violence physique et psychologique. Selon 11 éducateurs[13] interviewés sur 16, les jeunes en réadaptation cherchent constamment à tester les limites de leurs intervenants. Les manières de tester l’intervenant sont nombreuses. L’une d’entre elles consiste, dans un premier temps, à faire preuve d’un manque de respect (regard méprisant, ridiculiser devant les autres, etc.). La réponse de l’éducateur sera alors déterminante. S’il n’intervient pas sur ces légers écarts de conduite, le jeune passe à l’étape suivante : les insultes et les menaces. Si la réponse de l’éducateur n’est toujours pas appropriée, cette progression peut mener dans certains cas aux actes de violence physique. Dans cette suite d’actions décrite par les intervenants 8, 10, 15 et 16, il existe donc une escalade de la violence. L’éducateur 16 apporte des éléments de précision à cette interaction entre les jeunes et les éducateurs :

Dès les premières minutes de travail, le groupe jeune aura inconsciemment besoin de connaître la limite du groupe éducateur. Les premiers comportements de tests seront subtils : petit doigt d’honneur à l’égard d’un pair, grimace, attitude physique intimidante. Si les éducateurs laissent aller ces comportements entre les jeunes, ceux-ci commenceront à ne plus écouter leurs consignes et à leur manquer de respect. Si le groupe jeune n’est toujours pas cadré, la fébrilité les emportera et une agression sera vite commise.

La littérature sur la violence institutionnelle nous indique que la clarté des frontières entre le patient et l’intervenant est associée à un faible taux de violence (Yassi et al., 1998 ; Morrison et al., 2002).

Le modèle 2 introduit les caractéristiques liées à l’âge de la clientèle. Tout en considérant les caractéristiques propres aux éducateurs, ce deuxième modèle explique 27,1 % de la variation de la victimisation de violence physique. Ce modèle met en évidence les risques accrus des éducateurs travaillant aux services à l’enfance (Odds ratio = 14,664 ; p ≤ 0,01). Lorsque nous les comparons aux éducateurs qui travaillent auprès des adolescents, les éducateurs à l’enfance sont 14,7 fois plus à risque d’être victimes de violence physique. Ce résultat s’accorde avec ceux de Tremblay (2000) qui montrent que les comportements agressifs diminuent graduellement avec l’âge (voir aussi Dobrin et al., 1996). Il n’est donc pas étonnant que les éducateurs à l’enfance soient plus souvent victimes de violence physique. Bien que les services à l’enfance soient plus risqués quant à la violence physique, on peut toutefois s’interroger sur la gravité des gestes violents. Autrement dit, les comportements violents des enfants sont-ils porteurs des mêmes conséquences que ceux des adolescents ? Une attention particulière sera portée aux éducateurs à l’enfance lors de l’étude des conséquences de la violence.

Dans la section précédente, nous avons décrit la diversité des unités existant à l’adolescence. Afin de comprendre la valeur explicative de ces particularités, nous avons créé un modèle propre à ce service. Ainsi, le modèle 3 tient compte à la fois des caractéristiques des éducateurs et des différents contextes des unités (sexe de la clientèle, type d’encadrement et régime judiciaire). Ce troisième modèle explique 21,5 % de la variance de la victimisation physique des éducateurs. La comparaison de cette variance à celle du premier modèle (19 %) indique que la prise en considération du type d’encadrement amène peu de valeur ajoutée. En somme, le cadre de l’unité à l’adolescence influence peu la victimisation physique des éducateurs. Seule la juridiction derrière le placement des jeunes influence les risques de violence physique (Odds ratio = 0,355, p ≤ 0,05). Les éducateurs qui travaillent auprès des jeunes placés en vertu de la LSJPA ont près de 2,8 fois moins de risques d’être victimes de violence physique que leurs homologues qui oeuvrent dans des unités de jeunes placés sous la LPJ.

Bien qu’en apparence surprenante, cette différence entre les unités LPJ et LSJPA confirme la perception de quatre intervenants[14]. Selon le discours de ces éducateurs, les jeunes qui font l’objet d’une sanction en vertu de la LSJPA ont tendance à afficher un bon comportement durant leur mise sous garde. L’éducateur 5 nous éclaire sur ce point :

Dès le début de la mise sous garde, ils connaissent le temps qu’ils devront passer en centre de réadaptation. S’ils agressent un pair ou un intervenant, ils brisent leurs conditions. Ceci entraîne bien souvent une prolongation de leur sentence.

Il est donc possible que la peur de l’augmentation de la durée de cette détention soit un incitatif puissant à la bonne conduite. En contrepartie, le jeune placé pour sa protection sous la LPJ ne voit pas nécessairement la durée de son hébergement prolongée à la suite d’une agression. En fait, la durée de son hébergement est tributaire de sa réadaptation et des capacités de son milieu naturel à le reprendre.

Les actes violents commis en internat ne sont pas sans répercussions. Le tableau 4 montre les conséquences de la violence institutionnelle sur les éducateurs des CJ. Plus précisément, les résultats des tests du Chi-carré nous renseignent sur la perception de la violence, l’absentéisme et la rétention du personnel. D’abord, soulignons que selon 58,6 % des éducateurs non victimes de violence physique considèrent que la violence est banalisée dans les CJ. Quand ils ont été la cible d’agressions, cette proportion monte à 75,5 % (p ≤ 0,01). Lors de nos entrevues, la majorité (15) des éducateurs ont déploré le fait que la violence commise par les usagers est minimisée par l’ensemble des acteurs des CJ, en commençant par l’éducateur lui-même. Les études sur les milieux institutionnels révèlent que les intervenants en viennent à croire que cette violence fait partie intégrante de leur travail et s’y résignent (MacDonald & Sirotich, 2001). La victimisation des éducateurs s’associe également, dans notre étude, à un important taux d’absentéisme (moyenne = 23,5 jours d’absence pendant la période fenêtre, écart-type = 82,4). Environ un éducateur sur quatre non victime d’agression (23,5 %) s’est absenté durant la période fenêtre à la suite des problèmes de santé engendrés par ses fonctions. Or, c’est plus d’un éducateur sur trois qui fut victime d’au moins une agression qui a dû s’absenter (35,9 % ; p ≤ 0,01). En plus d’engendrer son lot de conséquences pour l’intervenant, la violence institutionnelle affecte l’institution elle-même (Porporino, 1986). En effet, nos résultats indiquent également que 40,1 % des éducateurs agressés ont songé à quitter leur emploi. Bien qu’ils aient échappé aux coups, c’est quand même 28,5 % des éducateurs non victimes qui ont également pensé à abandonner ce travail à cause de l’omniprésence de la violence[15]. Ces résultats sont d’autant plus inquiétants qu’ils apparaissent dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre.

Tableau 4

Conséquences de la violence en fonction de la victimisation physique et de l’âge de la clientèle

Conséquences de la violence en fonction de la victimisation physique et de l’âge de la clientèle

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Afin d’évaluer si la violence des enfants est perçue comme étant aussi grave que celle des adolescents, nous avons comparé les conséquences vécues par les éducateurs en fonction de l’âge de la clientèle. L’absence de résultats statistiquement significatifs est très révélatrice : l’âge de la clientèle ne vient pas atténuer les impacts de la violence (tableau 4). Même si la gravité des coups portés par les enfants est moindre que ceux des adolescents, nos résultats suggèrent que la violence des enfants est aussi grave. Elle ne doit donc pas être minimisée.

Discussion

Cette étude exploratoire mesure la violence physique vécue par les éducateurs travaillant dans les unités de réadaptation des Centres Jeunesse. À notre connaissance, cette recherche s’avère unique en son genre, dans la mesure où elle s’intéresse à la fois aux caractéristiques individuelles des intervenants et au contexte d’hébergement des clients pour expliquer la victimisation des éducateurs.

Même si parfois les désorganisations et les explosions des jeunes sont sans signe précurseur, nous savons maintenant que certains facteurs influencent les probabilités qu’un éducateur soit la cible d’une agression. De l’extérieur, on pourrait penser que la clientèle des CJ, soit des jeunes carencés, impulsifs, etc., se désorganise sans égard aux contextes ou aux circonstances. Or, nos résultats amènent un éclairage nouveau sur cette problématique : certains éducateurs et certains contextes sont plus propices à la victimisation physique des intervenants.

Peu importe le sexe de l’intervenant et ses années d’expérience, plus il sera affecté par l’exposition à la violence, plus il sera à risque d’être la cible des comportements violents des jeunes. Souvent qualifiés par les éducateurs rencontrés comme des « capteurs d’émotion », les jeunes agresseront davantage un individu affecté par l’exposition à la violence. Ils s’en prendront d’autant plus à l’intervenant qui n’arrive pas à « mettre sa limite ». En effet, nos analyses ont aussi montré que la victimisation psychologique prédisait la victimisation physique. En n’arrêtant pas les agressions verbales, l’éducateur échoue à cadrer un jeune qui cherche la limite de l’intervenant. Tolérant ce type de violence, il augmente de façon importante la probabilité de devenir la cible d’une agression physique[16]. Notons que ces facteurs de prédiction demeurent importants quels que soient les caractéristiques de la clientèle ou le type d’encadrement de l’unité où travaille l’intervenant. Les résultats concernant les effets du contexte démontrent également que travailler auprès des enfants augmente considérablement les risques de victimisation tandis que d’intervenir auprès d’une clientèle contrevenante (LSJPA) diminue significativement ces mêmes probabilités. Au regard du contexte, il s’avère donc que seuls l’âge de la clientèle et la loi justifiant le placement du jeune prédisent la victimisation physique des éducateurs.

Bien qu’ils soient régulièrement la cible des gestes de violence de leur clientèle, les éducateurs oeuvrant auprès des enfants nous ont rapporté que les agressions subies occasionnent rarement une blessure sérieuse. Un coup d’un enfant risque moins de causer une lésion que celui d’un adolescent. Toutefois, la récurrence des comportements agressifs est nettement plus élevée dans les unités à l’enfance qu’à l’adolescence (en moyenne 3,4 par semaine vs 0,8 par semaine). Certains éducateurs interviewés nous ont rapporté que cette récurrence pèse davantage que la gravité des coups. Ils nous indiquent d’ailleurs que cette violence chronique augmente le stress au sein de l’équipe de travail. Cette hypothèse ne pouvait toutefois pas être vérifiée dans cette recherche. Cependant, Beaulieu et Tardif (2010) soulignent que l’intensité des émotions ressenties et l’ampleur des impacts des manifestations agressives varient d’un éducateur à l’autre.

Nos analyses sur les conséquences montrent que, victime ou non, la violence présente dans les unités des CJ affecte les éducateurs. Pour diverses raisons, ils minimisent la violence qu’ils vivent au quotidien dans leur milieu de travail. Svendrup-Phillips (2003) fournit des pistes explicatives à ce mécanisme : plutôt que de dénoncer la violence, les intervenants trouvent des justifications aux comportements de leurs clients par crainte de briser l’esprit d’équipe ou la relation thérapeutique. Interviennent-ils alors adéquatement lors de manifestations agressives ? Ce mécanisme contribue-t-il à l’escalade de la violence de la clientèle ? Rappelons que les éducateurs sondés rapportent que cette minimisation ne se fait pas qu’à leur niveau, mais aussi par leurs chefs et par la haute direction. Ensuite, l’étude montre que ce climat de travail engendre un taux important d’absentéisme, lequel est encore plus élevé chez les victimes d’agressions. Encore plus inquiétant, nous constatons que près d’un éducateur sur trois a songé à quitter son emploi durant la période fenêtre à cause de la violence. Nous comprenons maintenant que la violence institutionnelle affecte directement la qualité de la réadaptation.

Cette étude possède certaines limites. Beaulieu et Tardif (2010) ont évoqué qu’il ne faut pas sous-estimer la prévalence des agressions commises à l’endroit des éducateurs car ceux-ci en parlent rarement. Ce sondage de victimisation a pallié cette résistance et dressé un portrait de la violence subie par les éducateurs en CJ. Nous considérons toutefois que la vocation du questionnaire a pu induire certaines réponses et ainsi augmenter la prévalence de la violence. Rappelons que nos mesures traitent davantage de perception individuelle de la violence que d’une quantification d’événements d’agression. Toutefois, le nombre imposant d’éducateurs ayant répondu à l’appel nous permet quand même d’interpréter de façon robuste nos résultats.

Maintenant que nous avons décelé les facteurs de prédiction de la victimisation, il importe de pousser davantage les études sur les traumas et les impacts de cette violence vécue par ces éducateurs. Il serait intéressant de comparer les conséquences de cette violence en fonction des caractéristiques des éducateurs ainsi qu’en fonction de leur milieu de travail (sexe de la clientèle, âge de la clientèle, type d’encadrement, etc.). De plus, sept éducateurs sur seize interviewés ont fait allusion aux « super-victimes ». En fait, certains éducateurs deviendraient la cible de choix des jeunes de leur unité. Des études subséquentes seraient donc pertinentes afin de comprendre ce phénomène.

En plus de combler une lacune dans la littérature, cette étude contribue directement à la prévention de la victimisation des éducateurs. Elle guide les superviseurs des CJ, qui doivent composer avec une pénurie de main-d’oeuvre, à mieux cibler les individus plus vulnérables ou les milieux plus violents. Ainsi, ceux-ci pourront concentrer leurs efforts auprès des intervenants en besoin et favoriser la rétention du personnel. Lorsque la relation d’aide blesse, les intervenants doivent être accompagnés.